A la lecture des synthèses sur la méditation/DVDP sur le rire, je constate que les deux classes ont réinvesti ce qui avait été littéralement vécu pendant la phase de la méditation. Ils ont donc parlé de leur propre expérience.

Ils ont également tous fait le constat de l’évolution : du rire presque naïf et innocent de l’enfant : à celui plus construit, raisonné et intellectualisé de l’adulte. Enfin, ils sont tous parvenus à répondre de façon binaire à la question posée : le rire est une émotion primitive ET une manifestation intellectuelle. Ce qui veut dire, à mon sens, que nous sommes déjà dans une réflexion philosophique où les élèves argumentent pour les deux thèses à défendre, tout en laissant des questions en suspens : pour un début d’année, c’est, je trouve, encourageant quant à la maturité réflexive.

D’un point de vue plus philosophique et littéraire, je constate qu’ils ont également su réinvestir certaines connaissances (1), tout en introduisant des idées nouvelles de courants philosophiques (2).

1/ En effet, Rabelais montre à quel point le rire est communicatif puisqu’il finit par atteindre celui-là même qui est l’objet de la dérision : le lecteur ! Or, n’est-ce pas de soi-même que l’on rit quand on rit de l’autre ? A la 1ère phrase du rire, certains élèves ont ri finalement « de leur prof » qui riait. Ce rire gentiment moqueur n’est-il pas celui de Rabelais ?

Le rire est, depuis les comédies du grec Aristophane, et de ses successeurs, Ménandre en Grèce, Plaute et Térence à Rome, un excellent moyen de dérision, que le Moyen-Âge a su renouveler dans les farces et les soties, ou même dans la pratique du carnaval, héritage des saturnales romaines, ou dans l’éloge de la folie comme un révélateur de vérité. Devant la sottise, le ridicule, l’excès cocasse, le public rit car il se sent supérieur : la dérision lui offre le plaisir de rire de sa différence.

On retrouve par ailleurs dans cette expérience, la transgression rabelaisienne : rire, c’est quelque part sortir du rapport traditionnel « prof-élève » et rire ensemble, comme cela a été le cas, n’est pas commun dans une salle de classe.

La distanciation et la transgression que suppose le rire lui accorde un second rôle, dépasser tous les interdits, tous les tabous. C’est ce qui explique la place accordée dans Gargantua à tout ce qui relève du corps, condamné par l’Église, et plus particulièrement à la sexualité et à la scatologie, comme nous l’avons observé notamment dans les chapitres sur l’enfance de Gargantua, tel celui sur le « torche-cul », mais aussi dans le portrait des moines. C’est à nouveau une forme de libération que lui offre l’écrivain par ce rire. Et c’est peut-être cet instant de libération que les élèves ont également vécu…

Cependant, à l’écoute de certains élèves qui n’ont pas « réussi » à rire, peut-être que nous retrouvons tous les dangers que certains philosophes voyaient dans le rire. En effet, l’Antiquité a longtemps accepté le rire, comme le montrent déjà Homère qui prête même un « rire inextinguible » aux dieux bienheureux devant la laideur d’Héphaïstos, en fait même un attribut des dieux « (Iliade, XVI) ou Aristote, sans oublier les auteurs de comédies. Mais une réserve est déjà avancée chez Platon : « Il ne faut pas non plus que nos gardiens soient amis du rire. Car presque toujours, quand on se livre à un rire violent, cet état entraîne dans l’âme un changement violent également. » (La République, III) Le rire est ainsi perçu comme un danger – de même d’ailleurs que les larmes – car son aspect irrésistible ôte à l’homme la maîtrise de soi que doit rechercher le sage, ce que les Romains nommeront la « dignitas ».

2/ Par ailleurs, les élèves ont également construit une « dialectique » en répondant à la question.

Le rire serait donc le propre de l’homme disait Aristote cité par Rabelais dans son ouvrage. C’est même ce qui caractérise le passage de l’hominien à l’homo-sapiens affirme Henri Rubinstein dans Psychosomatique du rire paru en 2003 reprenant à ce titre une thèse darwinienne. C’est aussi ce qui le définit arguait déjà Henri Bergson en 1899, à travers son essai, Le rire : un animal doté d’une capacité propre à l’espèce. Selon le philosophe l’homme est lui-même sujet et objet du rire. C’est ce qui est déjà défendu par l’auteur humaniste ! Tout autre objet n’est reconnu que par son profil anthropomorphique. Bergson l’affirme, mais Apulée l’avait raconté beaucoup plus tôt, au IIe siècle après J.-C., dans Les Métamorphoses, proposant un divertissement dont la victime, Lucius, dupé par son hôte Milon, est devenu la risée d’une parodie de procès, pour un triple crime qu’il croit avoir commis.

Cependant le rire est défini de façon très différente par Rubinstein et Bergson, qui adoptent des perspectives opposées, et que l’on retrouve dans les interventions argumentées des élèves.

En effet, tandis que pour le premier, l’homme est le sujet du rire : c’est sur son caractère émotionnel, primitif et joyeux que Rubinstein met l’accent ; le second insiste davantage sur les mécanismes du comique, sur ce qui déclenche le rire, sur l’objet du rire tant pour l’individu que pour le groupe. Bergson insiste donc, au contraire, sur la distanciation intellectuelle indispensable, selon lui, à la manifestation du rire. Il est donc clair que pour l’un, il s’agit bien d’un instinct primitif ; pour l’autre, d’une manifestation intellectuelle, faite de savoir et où le rire vient de l’extérieur (c’est le rire de la prof qui a fait rire les élèves !).

Malgré ces différentes approches, chacun de ces auteurs insiste sur les fonctions positives du rire, aussi bien pour l’individu que pour le groupe. Et là aussi, nous rejoignons les différents ressentis exprimés par les élèves, qui ont passé « un agréable moment ». Cette manifestation de la nature humaine a, par ailleurs, des effets bénéfiques sur la santé aime à dire Henri Rubinstein. Il constitue même un ciment pour les sociétés humaines en favorisant l’établissement de connivences entre les individus et les groupes, en particulier lors des fêtes, ces réjouissances ou ces spectacles que soulignent aussi bien Rubinstein, Mongin qu’Apulée. Ces auteurs s’accordent à dire en effet que le rire permet de déjouer l’agressivité et de construire une communauté, qu’elle soit pérenne, comme l’affirme Rubinstein, ou éphémère, comme le montrent Bergson, Mongin et Apulée.

On sait, d’ailleurs, de nos jours, que le rire évacue le stress et chasse la dépression. Des études ont démontré à cet effet, que rire fait baisser le taux de cortisol, qui est connu pour être l’hormone du stress. Le rire diminue également la sensation de douleur et booste le système immunitaire. Il est donc bon de rire !

En somme, le rire possède, qu’il soit une émotion primitive ou une manifestation intellectuelle, est une fonction essentielle dans les comportements humains : c’est une réaction naturelle ou provoquée qui conjure les angoisses, libère les esprits et façonne des relations indispensables au bon fonctionnement d’une société.