A la suite de ces trois séances, je remarque que les élèves s’emparent de façon très personnelle de la question de l’amour ! Si certains remarquent, à juste titre, qu’ils n’ont pas encore l’expérience et le recul nécessaires pour en parler, d’autres ont déjà eu certaines expériences et s’en servent pour exprimer leurs pensées.

Peu finalement évoquent les textes lus en classe, mais nous les retrouvons dans leurs idées : la jalousie et ses travers, la possession, l’amour de soi et l’amour de l’autre, etc. Les trois classes ont cependant bien réinvesti le fait qu’il n’y a pas qu’une seule définition de l’amour, et que tout un chacun a bien entendu sa propre vision de l’amour.

Toutefois, tout le côté « stratagème » que nous retrouvions dans cette séquence a disparu dans les remarques des élèves : cela s’expliquerait-il par la différence d’époque ? Le fait que la stratégie soit perçue comme antinomique lorsqu’il s’agit de sentiment amoureux chez l’élève d’aujourd’hui ?

Mais au-delà de ces considérations, je constate que beaucoup de notions philosophiques ont été ainsi abordées, et je retrouve certaines pensées de philosophes, sans, encore une fois, les avoir évoqués en cours. Ainsi avons-nous parler de la raison vs sentiment, de la notion du devoir, de celle du bonheur (liée à l’accomplissement de l’être amoureux).

Il a été, de fait, question dans chacune des classes de l’amour-Eros, et donc de la passion, vue comme un « risque », « toxique » par certains élèves et causant la souffrance. En effet, l’état de passion apparaît comme équivoque : le mot « passion » effectivement (du latin patior, pati : supporter, souffrir) désigne en premier lieu tous les phénomènes passifs de l’âme. Les cartésiens nommaient « passions » tous les états affectifs (plaisirs, douleurs, émotions), pensant qu’ils étaient subis par l’âme du fait de son union avec le corps. D’un autre côté, la passion est une inclination si ardente qu’elle envahit l’individualité tout entière : en ce sens, la passion est de l’ordre de l’activité, elle constitue une des forces vives du comportement humain. Cette ambiguïté fondamentale du concept de passion s’explique par les péripéties de son histoire. Dans son sens ancien, la passion est l’accident consistant à subir une action. Chez les stoïciens notamment, elle est une déformation accidentelle, une exagération de la tendance fondamentale qui veut que chaque être veille à se conserver. Les passions sont donc nocives à leurs yeux et le sage doit s’en garder s’il veut atteindre la sereine impassibilité qui constitue le bonheur.

La réhabilitation des passions commence avec Descartes pour qui « elles sont toujours bonnes de leur nature », étant donné qu’elles ont une fonction naturelle qui est de « disposer l’âme à vouloir les choses que la nature nous dicte utiles et à persister en cet volonté »[1].Un véritable renversement n’intervient qu’avec les romantiques qui exaltent les passions, parce qu’elles élèvent et affermissent l’âme du vrai « sage » : « Il n’y a que des âmes de feu qui sachent combattre et vaincre ; tous les grands efforts, toutes les actions sublimes sont leur ouvrage »[2]nous dit Rousseau.

En outre, il s’agit ici de plusieurs passions qu’il conviendrait donc d’opposer à la raison, unique et seule apte à les gouverner (ce qu’explique d’ailleurs Platon dans son Phèdre). Et dans le discours des élèves, si la raison et la passion sont opposées, c’est que seule UNE passion peut dominer la vie de l’esprit. Il faut alors insister sur le caractère hétéroclite du tableau des affections humaines : des transports amoureux à la possession, du jaloux à l’amour sublime d’une mère pour son enfant, peut-on considérer qu’une même passion est à l’œuvre ? Une unique dénomination (amour) est-elle bien justifiée ? Elle peut l’être, d’après Hegel, à condition toutefois de préciser que la passion ne peut se définir par un contenu. La passion est donc, selon lui, une forme. Mais il y a, dès lors, risque de confusion entre la passion et la vertu. Volonté et passion impliquent l’une et l’autre une constance dans les desseins, une polarisation de la conscience sur un objet qui a été posé et valorisé librement (l’amour du savant pour la vérité, celui de l’homme d’action pour la liberté, etc.) Cependant, tandis que le choix volontaire suppose un équilibre relatif de nos tendances, le choix passionnel traduit une rupture de cet équilibre. En d’autres termes, la passion, qui est une spécification du désir, se distingue de celui-ci tant par sa constance (le désir peut être intermittent) que par son ardeur (certains désirs sont tempérés).

Enfin, alors que certaines passions sont plutôt bonnes, les élèves ont remarqué que d’autres (jalousie, possessivité) sont plutôt mauvaises. Descartes note, à juste titre, que l’amour d’un objet qui en est indigne peut être plus néfaste que la haine d’une personne aimable[3].

[1] Descartes, Traité des passions, Article 52.

[2] Rousseau, La Nouvelle Héloïse, Bibliothèque de la Pléiade, Ed. Gallimard, 1964, p. 493.

[3] Descartes, Lettre à Chanut, 1er février 1647.